10/06/2002

George Brecht, L'imagerie du hasard (Chance-imagery), Les Presses du réel, L'écart absolu




Présenté et traduit par Bruno Elisabeth avec la collaboration de Stéphane Almin.


2002
édition bilingue (français / anglais)
11 x 17 cm (broché)
160 pages
ISBN : 978-2-84066-052-1
EAN : 9782840660521
épuisé

Collection L'écart absolu – Poche
Publie une série de textes et documents historiques des avant-gardes du XXe siècle et quelques textes méconnus (dada, futurisme, constructivisme, fluxus, lettrisme...). Une collection pratique pour donner à lire (à voir) les formes de pensée les plus radicales afin de construire une petite bibliothèque idéale des individus marginalisés, censurés, mis à l'écart, interdits.
Collection dirigée par Michel Giroud, en collaboration avec Xavier Douroux

La première édition critique par Bruno Elisabeth d’un texte fondateur d’un des acteurs principaux de la mouvance Fluxus. Il montre que tout provient toujours des coïncidences et que nous devons savoir jouer avec le hasard. À nous de saisir l’événement (event). Brecht élabore les fondements d’un art minimum extrême, où la nouveauté comme la tradition ne peuvent exister, dans un monde seulement présent, exact, précis, ouvert à toutes les connexions.
Artiste américain, George Brecht est né à New York le 27 août 1926. Il fait des études de chimie, et des recherches dans plusieurs laboratoires pharmaceutiques jusqu’en 1965 (il est l’auteur de plusieurs brevets). Ayant par ailleurs étudié l’histoire de l’art, il commence une pratique artistique en s’intéressant à l’aléatoire en 1953 ; il écrit Chance Imagery [Imagerie du hasard]. Curieux de l’œuvre de John Cage, il suit ses cours à la New School for Social Research de New York en 1958-1959. En 1959, sa première exposition personnelle s’intitule Toward Events [Vers les événements] (Reuben Gallery, New York). En 1963, il organise avec Robert Watts le Yam Festival à New York, un ensemble d’événements multiformes regroupant l’intervention de nombreux artistes. Inventeur de l’event Fluxus, il rassemblera ses compositions sur des petites cartes, qui seront éditées par George Maciunas. Les boîtes et l’arrangement d’objets ordinaires prennent alors une grande place dans son œuvre, qui s’organise en 1964 comme les pages et chapitres d’un livre : The Book of the Tumbler on Fire [Livre du gobelet sur le feu, ou Livre du culbuteur sur le feu]. Il séjourne à Rome, puis revient à New York, organisant avec Robert Watts les Monday Night Letters, performances hebdomadaires au Café Go Go. Il y rencontre Robert Filliou, avec qui il tient entre juillet 1965 et mars 1968 La Cédille qui sourit à Villefranche-sur-mer, près de Nice. S’installant ensuite à Londres, puis, définitivement, en Allemagne en 1970, il expose encore quelques années régulièrement, avant de se retirer du monde de l’art.


Extrait
Préface par Bruno Elisabeth

« L’idée que tout est art est en soi une idée assez peu importante. Ce qui est important, si vous croyez a cette idée, c’est l’usage que vous en faites. » [Henry Martin, An Introduction to George Brecht’s Book of the Tumblet on Fire, éd. Multhipla, Milan, 1978, p. 18]

Depuis le début du XXe siècle, et même par certains aspects dès le milieu du XIXe le thème du hasard se manifeste explicitement en Occident dans nombre de domaines de l’activité humaine et notamment par le biais de certaines pratiques artistiques. Pour les physiciens de la matière, il n’apparait plus possible de formaliser l’atome en fonction des catégories habituelles de l’espace, c’est en introduisant le facteur temps et surtout grâce aux probabilités que les composantes microscopiques de la matière sont dorénavant décrites. Physiciens et mathématiciens cherchent inlassablement à décrire notre univers et les phénomènes qui l’habitent par des lois, oscillant inlassablement entre ordre et désordre, entre déterminisme et chaos [Ian Stewart, Dieu joue-t-il aux dés ? Les Nouvelles mathématiques du chaos, trad. Marianne Robert, éd. Flammarion, 1992]. Dans le domaine de la psychologie, Sigmund Freud publie Psychopathologie de la vie quotidienne [trad. de l’allemand par Serge Jankélévitch, éd. Petite Bibliothèque Payot, 1997] à l’aube du siècle, texte dans lequel il traite de la croyance au hasard. Carl Gustav Jung pour sa part, porta à la connaissance du public son travail intitulé La Synchronicité, principe de relations acausales [Synchronicité et Paracelsia, trad. de l’allemand par Claude Maillard et Christine Pfiegler-Maillard, éd. Albin Michel, Paris, 1995] autour de l’année 1950, dans lequel il cherche à expliquer, par la psychologie des profondeurs et le recours aux archétypes, l’émergence des coïncidences signifiantes. Dans les autres sciences humaines biologie, sociologie, économie c’est à un recours de plus en plus systématique aux statistiques et aux études probabilistes que nous assistons. Jacques Monod en se plongeant au cœur du vivant par l’étude de la biologie moléculaire nous montre la place prépondérante du hasard dans le phénomène de l’évolution naturelle avec son ouvrage Le hasard et la nécessité [Jacques Monod, Le hasard et la Nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, éd. du Seuil, coll. Points, série Essais, n°43, 1973]. Pour lui « ... le hasard seul est à la source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. » [Ibid., p. 148]

George Brecht, quant à lui, brosse dans L’Imagerie du hasard un tableau clair et concis de ce que recouvre le concept de hasard. C’est essentiellement au cœur du domaine artistique que nous entraîne ce texte sans toutefois nous éloigner totalement des sciences. Présenté ici pour la première fois en français dans son intégralité [Édité une première fois en langue anglaise en décembre 1964 dans le magazine Collage à Palerme, puis réédité en 1967 dans la collection Great Bear Pamphlet. Seuls quelques brefs extraits étaient jusqu’à présents disponibles en français grâce à la revue Documents sur l’art contemporain. Documents sur l’art contemporain, n° 5, février 1994, George Brecht : the Imagery of Chance, p. 59-65], ce texte méconnu s’avère une clé de tout premier ordre pour éclairer la notion de hasard à la lumière de l’art contemporain.


George Brecht et L’Imagerie du hasard

« Le mot "imagerie" est à dessein suffisamment équivoque, pour s’appliquer aussi bien à l’acte physique de création d’une image à partir de matériaux reels qu’à la formation d’une image dans l’esprit, disons par abstraction, à partir d’un système plus complexe. » [George Brecht, Chance-Imagery, Great Bear Pamphlet, New York, 1966, p. 7. L’Imagerie du hasard, trad. Bruno Elisabeth et Stéphane Almin, éd. Les presses du réel, coll. L’écart absolu, 2002, p. 113]

George Brecht après une formation scientifique et alors qu’il entame une carrière de chimiste, commence à étudier les statistiques ainsi que la notion de hasard et plus particulièrement les tables de nombres aléatoires. C’est à la suite de ces recherches qu’il écrivit L’Imagerie du hasard. Dans ce texte rédigé en 1957, il fait tout d’abord un exposé synthétique et rigoureux de la notion de hasard et plus particulièrement de ses implications et utilisations historiques et potentielles en art.

L’utilisation du hasard en art, nous dit-il, si elle n’est pas récente — n’en relevons nous pas déjà les traces dans les premiers dessins rupestres ? — ne devient véritablement explicite qu’à l’aube du XXe siècle. Il s’arrête ensuite sur son utilisation par les mouvements Dada et Surréaliste, s’attardant sur l’importance des travaux de Marcel Duchamp, Jean Arp, Max Ernst, Tristan Tzara, Oscar Dominguez ou encore André Breton, qui peuvent à juste titre être considérés comme des précurseurs à une utilisation du hasard en art. Mais c’est aux premières Improvisations de Vassily Kandinsky datant de 1910-1911 ainsi qu’aux papiers collés de Picasso, datant eux de 1912, qu’il fait remonter les prémices d’un art livré à l’inconscient, l’automatisme et les assemblages fortuits livrant l’exécution à une certaine forme de hasard. Brecht nous précise n’être intéressé ici que par la production des images du hasard et non par leur interprétation, cette idée est ainsi très aisément généralisable. Il consacre alors une longue partie à Jackson Pollock, qui s’inscrit comme un digne héritier des précurseurs suscités, et à l’utilisation du dripping [La technique du dripping consiste à déverser la peinture directement d’un bâton, d’un pinceau ou même du pot ou d’un autre récipient perforé ou non, sans aucun contact direct avec la toile], qui fut d’ailleurs pratiqué avant Pollock de façon occasionnelle par quelques Surréalistes, notamment Ernst et Masson. Cette technique de déversement de la peinture permet un automatisme complet, une spontanéité parfaite, une immédiateté abolissant toute frontière entre l’artiste et son œuvre, faisant de chacune des toiles ainsi obtenues une œuvre unique absolue, dans lequel le rapport direct au hasard est évident.

Après cela Brecht élargit son exposé aux domaines scientifiques et philosophiques, il établit pour ce faire un historique des statistiques. Il nous rappelle à cette occasion l’importance des pionniers en ce domaine que furent Gerolamo Cardano (Jérôme Cardan), Pascal, Galilée, Fermat ou encore De Moivre. Cet exposé remonte ensuite le cours de l’histoire jusqu’aux travaux de Werner Heisenberg. Il s’attache alors à un autre concept fondamental pour l’étude du hasard, l’aléatoire. En abordant ce point il le réduit à un usage technique, il précise qu’il est particulièrement délicat si ce n’est impossible d’obtenir un échantillonnage de données parfaitement aléatoires, c’est à dire dégagé de toutes les distorsions liées aux partis pris.

Les différents dispositifs et techniques aptes à faire surgir le hasard font alors l’objet de plusieurs courtes parties de son essai. Il illustre ainsi par des exemples les utilisations potentielles des jets de pièces et de dés, des roues numérotées telles celles que l’on trouve dans les casinos, les cartes, les tirages au sort et les tables de nombres aléatoires. Avant de conclure il fait allusion à ce qu’il nomme Le Processus sans rapport, qu’il rapproche implicitement de la non-intentionnalité emprunté par John Cage au Bouddhisme. [Tom Johnson, Intentionnalité et non-intentionnalité dans l’interprétation de la musique de John Cage, trad. de l’américain par Christophe Charles, in Revue d’esthétique, Nouvelle série n° 13, 14, 15, éd. Privat Toulouse, 1987-1988, p. 251-255. « Intentionality and Non-intentionatity in the Performance of Music by John Cage », in Richard Fleming & William Duckworth, John Cage at Seventy five, éd. Lewisburg Buckweil University Press, London & Toronto associated University Press, p. 262-269. Voir également James Pritchett, Understanding John Cages Chance Music : An Analytical Approach, in Richard Fleming & William Duckworth, John Cage at Seventy Five, éd. Lewisburg Buckwell University Press, London & Toronto associated University Press, p. 249-261. James Pritchett, « From Choice to Chance », in The Music of John Cage, éd. Cambridge University Press, 1993, p. 60-72. N. Katherine Hayles, « Chance Operations : Cagean Paradox and Contemporary Science », in Marjorie Perloff et Charles Junkerman, John Cage Canposed in America, éd. The University of Chicago Press, Chicago & Londres, 194, p. 226-241]

Dans sa conclusion, Brecht met l’accent sur les potentialités libératrices d’une utilisation du hasard, pour finalement déclarer qu’il est à même d’ouvrir de nouvelles capacités aux développements de l’esprit humain ; développements qu’il met depuis en œuvre dans une pratique polymorphe.